Charlotte Delbo Etre avec destin, de Ghislaine Dunant

Charlotte Delbo Etre avec destin

01 septembre 2016
Le Magazine Littéraire,

Charlotte Delbo avait acheté au printemps 1961, en guise de maison de campagne, une ancienne gare, la plus petite gare du monde, celle, désaffectée, du petit village de   Breteau. "Elle revenait d'un long voyage qui avait commencé dix-neuf ans plus tôt" écrit Ghislaine Dunant. C'est la vie retrouvée pour Charlotte, La vie retrouvée par Ghislaine Dunant. Son second retour est définitif.   Elle avait passé des années hors de France, après son premier retour en 1945 de la "gare qui n'a pas de nom",   "la plus grande gare du monde", " un lieu d'avant la   géographie". Elle ne   nomme pas Auschwitz dans son premier livre : "Le camp n'a pas de nom", écrit Ghislaine Dunant. Il a fait un trou dans l'histoire humaine". Quand elle acquiert la maison où elle écrira et recevra ses amis, un de ses manuscrits, Les Belles lettres, a trouvé un éditeur. Elle l'a conçu comme une intervention pour dénoncer   la guerre d'Algérie. Elle tente alors, mais sans succès de faire publier le manuscrit rédigé très vite après son retour d'Auschwitz, dont elle n'a pas changé depuis une virgule : Aucun de nous ne reviendra.   A Paris et à Breteau, au début des années 1960, Charlotte Delbo assume un destin d'écrivain.
Le grand livre que Ghislaine Dunant lui consacre est difficilement classable. La facilité voudrait qu'on le considérât comme une biographie. Il en a tous les ingrédients. L’auteur a retrouvé avec une extrême minutie ce que fut la vie de Charlotte Delbo en passant au peigne fin toutes les archives disponibles, notamment les nombreuses correspondances et les manuscrits inédits, désormais déposés pour la plupart à la BNF. Elle a rencontré tous les amis de Charlotte encore vivants pour retrouver sa voix si singulière. Immense et passionnant travail qui s'est étalée sur sept années où l'auteur, écrivain elle-même, a vécu en symbiose avec son personnage.
Charlotte avait "la curiosité chevillée au corps". D'un milieu extrêmement modeste - ses parents étaient des immigrés italiens -,   elle eut comme seule formation le secrétariat. Sa vie fut transformée par des rencontres qu'elle sut accueillir : Henri Lefebvre d'abord, jeune philosophe marxiste dont elle suivit les cours du soir d'une université populaire où elle rencontra Georges Dudach, communiste fervent formé à Moscou, qu'elle épousera. Le parti   confia au jeune homme la création d'un mensuel   Les Cahiers de la jeunesse. Charlotte Delbo y écrivit ses premiers textes, chroniquant tout ce que la littérature comptait alors. Louis Jouvet lui accorda un entretien. La manière avec laquelle elle rédigea l’article l'émerveilla, et il fit de Charlotte Delbo sa secrétaire personnelle. L'Athénée fut son université; les personnages de théâtre se muèrent en spectres et furent à jamais ses amis,   ses compagnons.
La France occupée, elle accepta en traînant les pieds d'accompagner la troupe de Jouvet en tournée, en Suisse d'abord, puis en Amérique latine. Elle la quitta pour rejoindre son mari engagé dans la Résistance. Tous deux furent arrêtés par les fameuses brigades spéciales, et Dudach fusillé au mont Valérien le 23 mai 1942. Ce que fut cet amour, la perte de cet amour au vif de la jeunesse, Ghislaine Dunant le conte de façon poignante et montre que cette souffrance là - celle des femmes dont les hommes furent assassinés - irrigua en permanence l’œuvre de Charlotte Delbo, notamment l’un de ses plus beaux textes, Kalavrita des mille Antigone. Elle aussi fut emprisonnée à la Santé, puis ce fut le fort de Romainville et, après un bref passage au camp de Compiègne, elle fut chargée avec 229 femmes dans le convoi du 24 janvier 1943 pour Birkenau. On connait ce que fut cette déportation très particulière de ces 230 femmes, communistes pour beaucoup, grâce à l'ouvrage pionnier de Charlotte, Le Convoi du 24 janvier (1965), un ouvrage composite où se mêlent étude sociologique du convoi - elle est alors l'assistante au CNRS d’Henri Lefebvre, désormais sociologue - et notice de chacune de ses compagnes dont il lui fallut retrouver l'identité et dont   elle a, en écrivain, rédigé des portraits.
On connait désormais grâce à Ghislaine Dunant la genèse de l'oeuvre, sa fabrication et le rôle qu'y prit aux éditions de minuit Jérôme Lindon.   Mais celui-ci ne fut pas le premier éditeur du premier ouvrage de sa trilogie Auschwitz et après. Publier pour Charlotte fut toujours difficile. Elle est femme « dans la marge et sans soutien », « qui ne se reconnait dans aucun parti politique et que sa sensibilité écorchée par l'épreuve a rendu irréductible aux compromissions ». Elle n'est qu’« une femme revenue d'Auschwitz, qui veut avoir fait oeuvre d'écrivain à partir de la plus grande tragédie, dont le livre n'est pas publié ».   Il le sera en 1965, dans la collection « Femme », créée et dirigée par Colette Audry aux éditions Gonthier.
C'est à l'entrelacs entre la vie et l'oeuvre d'une femme (« Écrire lui a donné un autre destin ») que Ghislaine Dunant s'attache. "Il y a un chemin imaginaire sur lequel marche Delbo dans sa voie, qui est la constitution d'une vie où la littérature est à la fois une nourriture, un décor, une grille d'interprétation, c'est-à-dire la constitution d'une conscience. Conscience de soi, et conscience à transmettre, à donner au lecteur pour lui permettre de s’approcher d’une expérience inconcevable, de lui en donner une transposition qu'il peut s'approprier pour concevoir ce qui dépassait l'inimaginable".
Et Charlotte Delbo ne ménage pas son lecteur. La violence subie, elle réussit à la traduire dans une langue « fulgurante », qui n'explique rien, mais donne à voir et à sentir - et avec quelle puissance! -, comme elle fait sentir la tendresse qui l'a unie   à ses compagnes de camp, car « sa voix est douce » aussi.
Charlotte Delbo a vécu non avec Auschwitz, mais « à côté ». « Auschwitz, écrit-elle, est là, inaltérable, précis, enveloppé dans la peau de la mémoire, peau étanche qui l'isole de mon moi actuel », et qui lui permet d'écrire. Auschwitz est toujours là pour l'écrivaine et nourrit son oeuvre qui est aussi pour elle, selon Ghislaine Dunant, « un moyen de se retrouver. De se défaire de la vie là bas. De se défaire du nous organique "que Charlotte et ses compagne « avaient créé pour survivre ». De confronter aussi son interminable retour à d'autres retours. Mesure de nos jours, le troisième tome de sa trilogie, est consacrée aux récits de ce fut pour ses compagnes et d'autres rescapés, la vie après, sujet qui n'avait alors intéressé personne.
L'oeuvre que Charlotte Delbo peina à faire publier connut aussi une difficile réception en France. L’écrivaine ne fait d'ailleurs pas encore partie du canon des grands écrivains d'Auschwitz, aux côtés de Primo Levi ou d'Imre Kertész. Ce qui n'est pas le cas aux Etats-Unis, où elle fut bien vite traduite, et où ses livres sont étudiés dans les plus grandes universités comme partie intégrante de la littérature française. Pourtant, son oeuvre est singulière. "Elle a fracassé la forme du récit, brisé le continu de l'expérience, utilisé des formes littéraires différentes, une tableau, une scène, un dialogue, un poème ou quelques lignes isolées sur une page », note Ghislaine Dunant. Espérons que ce beau livre contribue aussi à faire découvrir une des oeuvres les plus singulières du siècle dernier. Car, le livre refermé, subsiste, entêtante, une musique où se mêlent de façon inextricables deux voix,   celle de Charlotte Delbo et celle de la dibbouk qu’elle est devenue d'une autre écrivaine, dont elle habite la langue.
Annette Wieviorka

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