edition originale
L'impudeur, de Ghislaine Dunant

L'impudeur

1989, roman
Gallimard, collection Blanche
167 pages

( Un extrait : de la page 56 à la page 59, édition de la collection Blanche )




   Elle n'a pas parlé. Elle n'a pas dit un mot depuis le jardin. Elle avait posé ses mains sur mes épaules, sinon rien. La mélancolie, que traduit son abandon, alourdit ses jambes, ses cuisses, son bassin. Je suis près d'elle au milieu d'un paysage, vallons, gouffres, collines, chemins creux, bosquets, arbris- seaux. J'aimerais que ma tête roule sur ce terrain, détachée de mon corps, qu'elle roule à travers ce pays, aille et vienne comme un ballon sur la plage, poussé par le vent, un jouet léger. Le sexe vissé en elle, je penche ma bouche, mes joues, mes lèvres sur son pays. Comme le terrain est doux, à peine odorant.
   Je voudrais, au bout d'une cuisse, d'un genou, d'un coude, d'un sein, trouver une frontière que je franchirais, qui me mènerait de l'autre côté, d'où je me retournerais pour regarder ce que j'ai quitté et qui ne ressemblerait déjà plus à ce que je connaissais. Qu'au bout de sa cuisse, après avoir goulûment parcouru de mes lèvres la peau, il y ait un passage, un seuil qui me mène à un après où je ne suis plus le même. Que j'aie basculé dans un autre temps, un autre monde qui ne ressemble pas à ce que je connaissais. Je veux que de sa peau, de ses cuisses, de ses seins, de son sexe, elle fasse de moi quelqu'un d'autre.
   Mais dans l'abandon, son corps n'a pas de frontières. Pas de seuil que je franchisse. Elle me donne tout là maintenant. Enorme, immédiat. Sans virages, sans détours, sans paysages dérobés. Sa distance ironique, à l'hôpital, était un rempart, une digue, devant la pression des flots. Derrière ce courant électrique, ce fluide qui venait d'elle et m'électrisait, il y avait toute son énergie, toute sa force accumulées. Dans mes bras maintenant sur le lit, nue, elle est l'eau qui s'est déversée. Elle absorbe mes mouvements. J'aimerais la mordre jusqu'au sang. Pas pour qu'elle ait mal. Pour imprimer la surface de sa peau. Comme sur la surface de l'eau, il n'y a pas de marques sur son corps. Elle est lisse, mais elle n'est pas un miroir. Elle est comme la mer, près de la côte, gris-vert. Ou comme l'eau des lacs finlandais, eau douce qui contient aux creux de ses fonds autant de forêts sous-marines que ses rivages portent bouleaux et arbustes, mousse et rochers.
   Je suis tenté de devenir ce qu'elle est. Plein, lourd, sans geste. Voluptueux dans l'abandon. Mais j'ai peur. J'ai peur de la mort comme si c'était ce temps arrêté.


   Je réagis comme un chien fou qui ne sait plus ce qu'il doit chasser. Je lèche, je hume, je cours, je tombe en arrêt. J'enfouis ma tête dans son sexe - un museau à l'orée du terrier. Est-ce là que je dois fondre? Ou est-ce ailleurs qu'on attend de moi que j’aboie, que je me dresse, que j'attende? Mais ce n'est pas moi qui chasse, c'est elle qui chasse. C'est elle qui a tendu les pièges. C’est elle qui m'attend. C'est moi qui cours, qui ne sais où donner de la tête, par où passer. Elle est impavide, patiente. Je m’excite, je commence à avoir peur. A me demander où est ce corps que je cherche où est cette pulsion que j'attends de sentir dans ma main, dans son ventre et qui sera ma pulsion. Je ne suis pas sûr qu'il existe une jouissance au-delà d'elle, au-delà   du spectacle, au-delà du culte. Peut-être qu'il n'y a que son corps, comme si marchant dans le désert, perdu, sans direction discernable, je n'avais devant moi que ce désert-là, immense, toujours différent et toujours le même, parce que je ne vois plus d’étapes, de passages, de marques dans l'espace ni dans le temps. Je suis arrêté sur son corps. De tout mon long, ses cuisses un peu écartées, mes jambes à l'intérieur des siennes, puis à l’extérieur. Mon sexe, dressé, entre ses lèvres ouvertes, mes mains sur ses épaules, la tête dans son cou. Quand je l’embrasse je suis sur une île.
   Elle a une façon d’avaler, d’absorber mon plaisir et son plaisir : rien ne reste à la surface. Elle ne laisse rien transparaître, elle m’abandonne son corps. Elle m’abandonne ? Elle cherche jusqu’où elle peut aller, ce que son corps peut lui donner. Elle est toute donnée, mais à elle, pour elle, fascinée de ce qu’elle peut donner, fascinée par son impudeur aussi. Qui m’invite à la mener plus loin.
   Est-ce un jeu habituel chez elle ? C’est la question qui m’obsède quand j’aime une femme. Est-elle ainsi avec chaque homme ? Je me pose la question parce que je veux savoir qui elle est ? Ou parce que je me sens jugé, à l’essai ? Je ne suis peut-être pas à la hauteur, ou sans imagination, sans fantaisie, sans humour, sans surprise, sans génie, sans force implacable, là où justement il ne faut que cela, tout cela, pas moins. Le sexe devrait être un génie heureux.
   Elle m’a électrisé, cloué sur un lit des jours durant à déchirer mon drap de désirs, et me voilà un plot. La rage me ferait hurler. Je la regarde, je la trouve si belle, j’en baverais, j’en aboierais. Je me dresse sur mes genoux, j’attrape ses cuisses, les jette sur mes bras et lève son ventre pour que son cul et son con soient à ma bouche ouverts. Il fait jour encore et les rideaux font l’ombre légère. Je vois son sexe qui fait brèche entre deux montagnes, au fond de ses cuisses. Les lèvres foncées tranchent avec sa peau claire. Son cul ressemble à quelque chose que je devinais d’elle, il est enfantin, malicieux, parce qu’il se cache, froissé à se faire oublier - tandis que son sexe est large, ses lèvres longues, on dirait distendues. Un cul d’enfant, une entrée de matrone. Je trempe ma langue pour relever les hautes lèvres qui voilent le clitoris. J’ai monté ses cuisses sur mes épaules. Mes coups de langue sortent de mon cou enserré par ses jambes. Au bout de ma langue je sens son petit bout, je m’arrête dessus jusqu’à le faire sortir, je l’aspire, je serre mes lèvres autour, j’aspire. Ses cuisses frémissent. Elle halète. Enfin.

                                                                                                    Extrait de "L'impudeur", Ghislaine Dunant, copyright Editions Gallimard

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