Portrait : Ghislaine Dunant, une vie pour écrire, par Eléonore Sulser, de Ghislaine Dunant

Portrait : Ghislaine Dunant, une vie pour écrire, par Eléonore Sulser

10 mai 2008
Le Temps,

C’est un retour dans la joie que Ghislaine Dunant a fait, ce printemps, vers la Suisse. Installée à Paris, née d’un père suisse et d’une mère française, l’écrivain est venue le 24 avril, à Lausanne, recevoir le prix Michel Dentan pour « Un Effondrement », son quatrième roman publié l’automne passé chez Grasset (Le Temps du 6.10.2007). Elle le partage avec Jean-François Haas, auteur de « Dans la gueule de la baleine guerre » au Seuil (Le Temps du 13.10.2007), un compagnonnage qui la réjouit : « J’ai découvert un livre que je n’avais pas encore lu. Recevoir un prix et, par ce biais-là, lire. J’ai été très sensible à ça ; à ce rapport entre l’écriture et la découverte. Tout texte qu’on fait soi-même se nourrit d’autres textes. Avec ce tandem, je suis au cœur de ce qui est la vie d’écrivain. »
Vive, passionnée, pleine d’humour mais aussi d’une attention précise aux mots, d’un souci constant de se tenir au plus près de l’être, Ghislaine Dunant ne sépare pas la vie de l’écriture. Qu’un prix la ramène vers sa part helvétique, et la voilà en train de réfléchir à ce trajet, qu’elle a fait si souvent, entre Paris et la Suisse, métaphore de ce « déplacement » qu’opère l’écrivain entre la perception et l’écrit.
Très vite, raconte-t-elle avec l’annonce du Prix Dentan, l’image de ses grands-parents, installés dans la campagne lucernoise, à Emmenbrücke, est revenue. « Les odeurs, les jours, les saisons. J’y suis arrivée, j’avais cinq semaines. » Ghislaine Dunant est née le 21 juin 1950 à Paris. Enfant, elle retourne souvent en Suisse en vacances. Elle raconte son étonnement face aux langues : le français familier parlé par ses grands-parents à la maison, mais aussi le suisse-allemand ou l’italien qu’elle entend avec ses cousins et leurs amis. Souvenirs aussi du très long voyage entre Paris et Lucerne. « J’allais à l’étranger pour entendre une langue que je ne pouvais pas comprendre. Et tout à coup m’est arrivé, manifeste, le fait que bien plus tard j’aurais la nécessité de trouver une langue que je comprenne, qui fasse sens, ce qui est essentiel quand on écrit. Et puis cette image du déplacement avec le voyage, avec le train… La recherche des mots, la recherche du rythme de la phrase, celui des paragraphes, des chapitres, tout cela est un déplacement du lieu où on vit au lieu où ça s’écrit. »
Ce lien si fort entre l’être et l’écrit, Ghislaine Dunant dit ne jamais l’avoir éprouvé aussi intensément qu’avec « Un Effondrement ». « Je me suis rendu compte qu’écrire, c’est chercher la capacité d’être. » Avec ce livre-là, explique-t-elle, le travail d’écriture et le sujet se sont rejoints. Parce qu’« Un Effondrement » raconte la perte de la réalité, la langue qui va exprimer cette idée, les mots pour le dire mettent là de l’être. »
Récit d’une dépression grave traversée par l’écrivain durant l’année 1973, « Un Effondrement », suite de quarante courts chapitres qui sont autant de scènes, frappe par sa fluidité, par la précision et la limpidité de son écriture. Il décrit avec minutie et force la perte du lien avec le monde extérieur, avec les autres ; mais le récit porte aussi une attention précieuse aux choses les plus menues et témoigne, malgré la douleur morale qui le sous-tend, d’un « amour têtu de la vie », comme le dit Ghislaine Dunant. « Il y a, tout le temps, cette recherche du bond vers la vie » chez « Elle », chez ce personnage qui a tant de peine à redevenir une personne.
« Quand on parle de dépression, en général, il y a une espèce de silence, de blanc. Pour les proches, ce que vit l’autre est un mystère total. La personne elle-même a perdu le contact avec l’expression. Il y a comme rien, comme du blanc au typex », dit-elle. Et pourtant, que de surprises surgissent de ce « rien », que de choses à raconter. « Je me suis émerveillée des prodiges de la mémoire. »
« Plus j’écrivais, plus j’ai découvert que je m’éloignais du ton autobiographique. C’est l’écrivain d’aujourd’hui qui revisite l’expérience que ça a été. » Le livre, en effet, ne dit pas « je », mais « elle ». Il n’a rien d’un témoignage ; ni plainte, ni complaisance. « J’ai voulu une voix douce, pour être au plus près de la vie ténue, pour aller chercher et retrouver. J’ai eu cette impression d’aller trouver le lecteur. »
En ce sens, « Un Effondrement » est bien une rupture, notamment avec le livre provocant qui l’a fait connaître, « L’Impudeur », paru en 1989 chez Gallimard. Un roman traduit par la suite aux Etats-Unis et en Allemagne et qui lui valut, quelques mois après sa parution, d’être invitée sur le plateau d’Apostrophes. « C’était un des premiers livres d’une femme sur la sexualité. » Dans « L’Impudeur », celui qui dit « je » est un homme qui raconte sans détours son désir, et ses expériences avec les femmes. « Je voulais des mots crus, aller vers ce qui dérange. C’était une transgression, comme c’était une transgression pour moi d’écrire. Ça l’est peut-être un petit peu moins aujourd’hui. » Le ton, la matière des livres ont changé, l’éditeur aussi. Les trois premiers romans de Ghislaine Dunant sont parus chez Gallimard, celui-ci chez Grasset. Son éditeur habituel a trouvé qu’ « Un Effondrement » manquait de « péripéties ». Et c’est l’écrivain Pascal Quignard qui fera office de passeur pour ce livre accueilli chaleureusement chez Grasset.
« Un Effondrement » débute par la chute terrifiante sur le ring de la boxeuse de « Million Dollar Baby » de Clint Eastwood ; « Cènes » le troisième roman de Ghislaine Dunant s’ouvre sur une agonie ; « L’Impudeur » commence par la description des souffrances d’un narrateur profondément blessé dans ses chairs. La faille, le manque au monde, la douleur fondent les récits de l’écrivain : « C’est sans doute sur la première béance qu’il faut écrire pour être. J’ai perdu ma mère très jeune et la mère, c’est l’origine, c’est certain. Entre l’absence, la béance, la disparition, les possibilités qu’il y a, c’est écrire et, donc, trouver une capacité d’être. Ecrire un roman, c’est aussi s’inscrire dans le temps, ajoute-t-elle. « Tout drame, toute disparition arrête le temps. Quand on écrit, on crée du temps, on crée son temps, sa vie. »
« J’ai été professeur de Lettres. Aujourd’hui je ne fais qu’écrire. Je ne peux pas revendiquer d’être un écrivain qui vit de sa plume, mais j’écris pour être. »
Aujourd’hui, un prix est venu de Suisse récompenser ce travail. Et les liens de Ghislaine Dunant et de la Suisse ne cessent de se retisser : elle se rend régulièrement dans le canton de Vaud en tant que membre du Comité de La Fondation Ledig-Rowohlt qui accueille en résidence des écrivains de tous les pays, au château de Lavigny.

                                                                                                                                          Eléonore Sulser

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