22/10/2008

n°2 - Ne pas tuer

Depuis que j’ai lu cette note de Luc Dardenne, du 7/6/1994, dans ses Carnets, « Au dos de nos images », qui évoque et convoque cette possibilité, entrer en rapport avec une œuvre d’art rendrait impossible de donner la mort à autrui, je ne peux l’oublier, ni la contourner, elle désigne une force de l’œuvre et une valeur à l’œuvre qui à mes yeux est restée trop cachée jusqu’ici :

« Levinas a écrit dans " Difficile liberté " que l’âme n’est pas possibilité d’immortalité (la mienne) mais impossibilité de tuer (autrui). L’art est reconnu par beaucoup comme une manifestation de notre possibilité d’immortalité, comme dur désir de durer, comme anti-destin. Pourrait-il être une modalité de l’institution de l’impossibilité de tuer ? Pourrait-il ouvrir à cette âme qui se découvre comme impossibilité de donner la mort à autrui ? Regarder l’écran, le tableau, la scène, la sculpture, la page, écouter le chant, la musique, ce serait : ne pas tuer. » ("Au dos de nos images" p.42, Points/Seuil)

Face à ceux qui estiment que l’œuvre d’art est sacrée, j'ai toujours pensé que c’est la vie qui est sacrée, pas l’œuvre. L’art rend compte de la vie, rend compte de l’expérience humaine; le travail qui mène à l’œuvre, la grâce trouvée, peuvent permettre la reconnaissance, mais seule la vie continue à être sacrée.

Dans le film des frères Dardenne, « Le Silence de Lorna », on réalise peu à peu que Lorna s’est tuée. Elle a tué la personne en elle, pour vouloir l’argent. Pour ne reconnaître que la valeur de l’argent.
Elle tente ensuite de remonter le courant qui l’emporte, en inversant le rôle de l’argent, ce rôle qui tue, pour lui donner un rôle de vie.
Elle voudra donner l’argent de Claudy assassiné à sa mère, puis qu’il aide à faire vivre sa fille dont elle découvre l’existence. Ce don refusé, elle veut que cet argent donne vie au patronyme de Claudy après sa mort, elle ouvre un compte à la banque au nom de cet enfant de lui qu’elle croit porter.
L’argent pour lequel elle a assassiné sa propre personne, elle veut lui trouver la possibilité d’inscrire de la vie. Comme le sens de ce geste : pour cacher cet argent, elle l’avait enfoui dans la terre, à l’arrière du pressing où elle travaille. L’enfouir dans la terre nourricière, la terre qui fait germer.
Mais le film – et avec quelle rigueur, comme l’absence de tout contre-champ, qui renvoie encore plus à la solitude de Lorna -, le film va dans l’autre sens. Lorna est prise définitivement. Enfermée dans le courant qui l’entraîne et qu’elle a initié. Prise, et abolie bientôt. Comme ce qui préfigure la destruction symbolique de sa mémoire, la carte SIM de son téléphone portable lui est retirée. Juste avant qu’elle ne monte dans la voiture, destinée, on le comprend vite, à être assassinée avant de franchir la frontière.
Elle tentera de retourner encore une fois son destin, telle la chèvre de Monsieur Seguin qui combat toute la nuit jusqu’à l’aube. Elle tue, ou blesse, celui qui allait la tuer, et s’enfuit au cœur de la forêt. Mais la folie, qui l'accompagne maintenant, la prive de liberté.

« Le Silence de Lorna », silence, parce qu’il n’y a jamais une parole qui dise la mort annoncée, silence, parce qu’une mort a lieu sous nos yeux (et les quelques mesures, à la fin du film, de la sonate de Beethoven interprétée par Serkin m’ont paru comme une prière à chanter pour elle, à cet instant) - ce film même me semble montrer, avec sa grâce, oui, et à travers sa violence du réel, qu’une œuvre qui touche ouvre sur la possibilité de ne pas tuer. De ne plus pouvoir tuer un être humain.

Ghislaine Dunant


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