28/05/2009

n°3 - Faire une place

Tous les ans vers la mi-mai, je n’ai jamais noté la date exacte, je le regrette, c’est un événement que j’attends, le soleil arrive dans ma cuisine le matin et se pose sur la table quelques heures. C’est un miracle. La surprise est si grande que je le vois comme un miracle. La cuisine est la pièce de l’appartement la moins claire et cette raison me fait regretter d’y passer tant de temps, alors que préparer le repas qui nourrit me donne une sensation d’être au cœur de la vie. L’ombre m’y fait sentir à l’écart, dans le froid, sur la marge.
Alors ce soleil qui monte assez haut à ce moment de l’année pour passer par-dessus la façade de l’immeuble et jeter ses rayons par la fenêtre de ma cuisine est une irruption joyeuse que j’ai envie de saluer avec la fête dans la tête. Je prends le petit déjeuner en compagnie de cette flaque chaude, et cette compagnie m’honore. Je ne pense qu’à une chose, lui faire de la place. Lui ouvrir une large place en moi pour que ce morceau de lumière irradie, réchauffe, dégèle, illumine tout ce qui s’est en moi accumulé, noué serré, durci depuis de longs mois, depuis l’été dernier. Comme si je vivais en osmose avec la lumière et l’ombre, que ma peau était un filtre poreux, ce qu’elle est certainement.
Je me souviens du chat qui montait sur le rebord de la fenêtre à la même période. Il s’allongeait entre les pots, tournait à peine la tête et clignait des yeux sous le soleil.
Le chat de la maison suivait quiconque sortait de sa chambre pour être en compagnie. La première levée, je traversais la maison, je le sentais me suivre nonchalamment jusqu’à la cuisine, s’arrêter quelques secondes sur le seuil, frôler la cuisinière et d’un bond sauter sur la chaise. Quand il voyait ou sentait le soleil arriver, il quittait la chaise pour sauter sur le rebord de la fenêtre.
Une amie qui connaissait bien les chats m’avait recommandé les bienfaits du soleil sur le pelage. Ils y vont instinctivement, m’avait-elle dit. Je poussais les pots de la jardinière pour faire de la place et le rebord de la fenêtre devenait un balcon sanatorium où le chat se faisait le plus grand bien dans sa vie d’appartement.   
Je regardais le soleil qui nous arrivait à lui et à moi comme un bien infiniment précieux. Un cadeau miraculeux, le soleil à l’arrière de l’immeuble, dans la cour, qui glissait au-dessus du toit, entrait juste dans l’angle de la fenêtre deux heures le matin. Quand j’arrivais à la cuisine c’est comme si je trouvais un cadeau derrière la porte.
Je lui fais de la place à ce cadeau, il est à côté de moi, la flaque de la lumière s’allonge sur le bout de la table, je la fais grandir, elle arrive au cœur de moi, c’est la lumière qui me fait respirer.

Je pense à cette phrase de Michel Vaujour, il raconte l’inhumanité de sa détention au mitard après ses évasions. Il n’y a rien dans sa cellule, rien qui puisse arrêter son regard, ni dans le périmètre extérieur sur lequel donne sa cellule. Un jour, il voit des brins d’herbe qui ont réussi à pousser dans une fente du béton, eh bien un gardien viendra régulièrement couper les tiges qui reprennent vie. Il en parle sobrement, comme tout ce qu’il rapporte de son expérience d’homme (« Ne me libérez pas, je m’en charge », documentaire de Fabienne Godet). Mais j’entends la douleur de celui qui a senti qu’on arrachait la vie devant lui et à l’intérieur, jusqu’à la place qu’il avait faite en lui aux trois brins d’herbe, qui lui insufflaient vie.
Faire une place. Cette sensation en soi d’ouvrir une brèche, large, et d’y laisser entrer ce qui parle de la vie.  

Ghislaine Dunant 
   

                                                                                                                                                               

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